8.
Malgré les assurances que j'avais données à Lorna, en descendant le couloir qui conduisait au pont reliant le bâtiment au garage, je n'arrêtai pas de penser à tous ces dossiers et à tout le travail de préparation qu'il allait falloir accomplir. J'avais oublié que je m'étais garé au cinquième étage et me retrouvai à devoir gravir trois rampes d'accès avant de retrouver la Lincoln. J'en ouvris le coffre et déposai dans mon sac le gros tas de dossiers que je transportais.
Ce sac était un objet hybride que j'avais acheté dans un magasin appelé Suitcase City[8] à l'époque où je préparais mon retour. Il s'agissait d'un sac à dos équipé de bretelles que je pouvais passer par-dessus mes épaules les jours où je me sentais costaud. Il comportait aussi une poignée qui me permettait de le porter comme une valise si je voulais. Et deux roulettes et une poignée télescopique qui, elles, me permettaient de le tirer derrière moi les jours où je manquais de force.
Depuis peu, les jours où je me sentais en forme dépassaient de loin ceux où j'étais faible, et j'aurais sans doute pu me débrouiller de la traditionnelle mallette en cuir de l'avocat. Mais ce sac, je l'aimais bien et j'avais décidé de continuer à m'en servir. Il s'ornait d'un logo – la ligne de crête d'une montagne avec les mots « Suitcase City » imprimés en travers comme le grand panneau d'Hollywood. Au-dessus se trouvaient des vasistas ouverts sur l'horizon complétant ainsi l'image fantasmatique du désir et de l'espoir. Je pense que c'est à cause de ce logo que j'aimais bien ce sac : je savais que Suitcase City n'était pas le nom d'un magasin. C'était celui d'un endroit. Et cet endroit était Los Angeles.
Los Angeles est un lieu où tout le monde vient d'ailleurs et où personne ne jette jamais vraiment l'ancre. Un lieu de passage.
Plein de gens attirés par le rêve, de gens qui fuient le cauchemar en courant. Ils sont douze millions et tous sont prêts à dégager si nécessaire. Figurativement, littéralement, métaphoriquement — quelle que soit la manière dont on prend la chose —, à Los Angeles, tout le monde a sa valise prête. Juste au cas où.
Je refermais le coffre lorsque je sursautai en découvrant un type entre ma voiture et celle garée juste à côté. Ouvert, le couvercle du coffre m'avait empêché de le voir approcher. Je ne le connaissais pas, mais je compris tout de suite que lui savait qui j'étais.
L'avertissement de Bosch me revint immédiatement en mémoire, et me battre ou fuir, je fus pris entre deux feux.
– Maître Haller, puis-je vous parler un instant ? me lança l'inconnu.
– Qui êtes-vous et qu'est-ce que vous foutez à vous faufiler entre les voitures des gens ?
– Moi, me faufiler entre les voitures ? Je vous ai vu et j'ai coupé entre elles, c'est tout. Je travaille pour le Times et je me demandais si je ne pourrais pas vous parler de Jerry Vincent.
Je hochai la tête et soufflai fort.
– Vous m'avez foutu une trouille à chier ! Vous ne savez donc pas qu'il a été abattu dans ce garage par quelqu'un qui s'est approché de sa voiture ?
– Écoutez, je suis désolé. Je voulais juste...
– On oublie, d'accord ? Je ne sais rien sur cette affaire et je dois filer au tribunal.
– Mais vous reprenez bien ses dossiers, n'est-ce pas ?
Je lui fis signe de dégager et me rapprochai de la portière de ma voiture.
– Qui vous l'a dit ?
– Notre chroniqueur judiciaire a eu une copie de l'ordonnance du juge Holder. Pourquoi maître Vincent vous a-t-il choisi ?
Vous étiez amis ?
J'ouvris ma portière.
– Écoutez, comment vous appelez-vous ?
– Jack McEvoy. Je suis les affaires de police.
– Un bon point pour vous, Jack. Mais je ne peux pas vous parler de ça maintenant. Si vous voulez me donner votre carte de visite, je vous appellerai quand je pourrai.
Il ne bougea même pas pour m'en donner une ou indiquer qu'il aurait compris ce que je venais de lui dire. Il se contenta de me poser une autre question.
– Le juge vous a collé une interdiction de parler ?
– Elle n'a rien fait de tel. Si je ne peux pas vous parler, c'est parce que je ne sais rien du tout, d'accord ? Quand j'aurai quelque chose à dire, je le dirai.
– Bon, eh bien, pouvez-vous me dire pourquoi vous reprenez les affaires de maître Vincent ?
– Vous connaissez déjà la réponse. C'est le juge qui m'a nommé.
Et maintenant, il faut que j'aille au tribunal.
Je montai dans ma voiture en baissant la tête, mais laissai la portière ouverte et mis la clé de contact. McEvoy posa le coude sur le toit et se pencha à l'intérieur pour essayer de me convaincre de continuer l'interview.
– Écoutez, lui dis-je. Il faut que j'y aille et j'aimerais bien que vous reculiez pour que je puisse fermer ma portière et mettre mon tank en marche arrière.
– J'espérais qu'on puisse conclure un marché, dit-il très vite.
– Un marché ? Quel marché ? De quoi parlez-vous ?
– Vous savez bien, pour des infos. Moi, j'ai la police sur écoute et vous, c'est le palais. Ça pourrait fonctionner dans les deux sens.
Vous me dites ce que vous apprenez et moi, je fais pareil. J'ai l'impression que ça va être une grosse affaire. Et je vais avoir besoin de toutes les infos possibles.
Je me tournai vers lui et le regardai un instant.
– Sauf que les infos que vous me donneriez pourraient finir dans le journal du lendemain, non ? Et que je pourrais donc me contenter d'attendre pour les lire.
– Tout n'y figurera pas. Il y a des choses qu'on ne peut pas publier, même quand on sait qu'elles sont vraies.
Et de me regarder comme s'il me confiait là un trésor de sagesse.
– J'ai l'impression que vous allez apprendre des choses avant moi, lui dis-je.
– C'est un risque à courir. On fait affaire ?
– Vous avez une carte de visite ?
Cette fois, il en sortit une de sa poche et me la tendit. Je la tins entre mes doigts et posai ma main sur le volant. Et levai la carte en l'air et la regardai à nouveau. En me disant que ça ne pourrait pas faire de mal d'avoir des renseignements de l'intérieur dans cette affaire.
– Bon d'accord, dis-je, marché conclu.
Je lui fis à nouveau signe de s'écarter, refermai la portière et mis le contact. Il n'avait pas bougé. J'abaissai ma vitre.
– Quoi ? lui demandai-je.
– Juste un truc à ne pas oublier : je ne veux pas voir votre nom dans d'autres journaux ou vous entendre parler à la télé pour dire des trucs que je n'aurais pas.
– Ne vous inquiétez pas. Je sais comment ça marche.
– Parfait.
J'enclenchais déjà la marche arrière lorsque je pensai à quelque chose et posai le pied sur la pédale de frein.
– Que je vous pose une question, dis-je. Êtes-vous proche de Bosch, l'inspecteur chargé de l'enquête ? Je le connais, mais personne n'est vraiment proche de lui.
Même pas son coéquipier.
– Qu'est-ce qu'il dit de cette histoire ?
– Je ne sais pas. Je ne lui ai pas posé la question.
– D'accord mais... il est bon ?
– À quoi ? À résoudre les affaires ? Oui, il est bon, très bon. Je crois même qu'on le considère comme un des meilleurs.
J'acquiesçai d'un hochement de tête et pensai au bonhomme.
À ce type qui avait une mission.
— Attention à vos orteils.
Je sortis la Lincoln de son emplacement en marche arrière.
McEvoy me rappela juste au moment où je repassais en marche avant.
– Hé, Haller ? Super, la plaque d'immatriculation.
Je lui adressai un signe de la main par la fenêtre et descendis la rampe. Et essayai de me rappeler laquelle de mes Lincoln j'étais en train de conduire et ce que disait sa plaque. J'ai une flotte de trois Town Cars qui remonte à l'époque où je travaillais à plein-temps. Mais comme je me servais assez peu de mes voitures depuis un an, je les prenais en rotation pour que les moteurs ne se dérèglent pas et que la poussière ne s'accumule pas dans les tuyaux.
Ça devait faire partie de ma stratégie de retour aux affaires. Ces trois voitures étaient exactement identiques, sauf pour la plaque d'immatriculation, et je ne savais pas trop au volant de laquelle je me trouvais.
Arrivé à la cahute du gardien, je lui tendis mon ticket et vis un petit écran vidéo à côté de la caisse. On y découvrait ce que voyait une caméra installée un ou deux mètres derrière ma voiture.
C'était celle dont m'avait parlé Cisco, celle orientée sur le pare-chocs et la plaque d'immatriculation.
Et là, sur l'écran, je vis ma plaque fantaisie : ÇA DÉGAGE. Je ricanai. Pour dégager, ça dégageait. Je faisais route vers un tribunal où j'allais rencontrer un des clients de Jerry Vincent pour la première fois. J'allais lui serrer la main et le dégager droit en prison.